Menu de Noël 1914
Menu de Noël 1914
C’est un déjeuner un peu spécial qui est organisé ce 25 décembre 1914 à l’hôpital temporaire de Menton. Le menu de ce Noël endeuillé par la guerre nous est parvenu grâce aux soins tout particuliers de son propriétaire, Jean Leroy. Jeune sergent de 29 ans affecté au 150e régiment d’infanterie, il est évacué du front après avoir été atteint à l’épaule par un éclat d’obus. Il est alors envoyé sur la Riviera pour y effectuer sa convalescence, comme bon nombre de compagnons d’infortune.
De 1914 à 1923, près de 140 hôpitaux temporaires sont créés dans des Alpes-Maritimes désertées par les hivernants. Les places vacantes dans les hôtels constituent une aubaine pour l’armée, qui fait ouvrir 21 500 lits pour y soigner ses soldats. Le temps d’une parenthèse enchantée, ces rescapés de l’enfer jouent aux touristes et savourent un peu de repos avant parfois, de devoir retourner au combat
Lorsqu’il n’est pas alité, Jean Leroy profite de tournées en automobile d’une infirmière de l’hôpital pour effectuer quelques excursions. Il en rapporte des cartes postales qu’il adresse à sa famille, fournissant de précieux renseignements sur sa vie quotidienne. Parmi elles, ce menu de fêtes, organisé afin de choyer malades et blessés de la Grande Guerre
Le repas est fastueux : champagne, dinde truffée, bouchées à la reine et bien sûr agrumes du pays. La guerre qui fait rage depuis moins de 5 mois semble bien loin. On espère encore à cette époque, que le conflit ne va pas durer. Les privations, qui vont affecter drastiquement la population, ne se font pas encore sentir. Peut-être écoule-t-on le stock qui avait été prévu pour les touristes, qui finalement ne vont revenir que des années plus tard ? Nous sommes dans tous les cas étonnés par le raffinement des plats.
Autre mystère, l’auteur de ce dessin. Celui-ci peut autant être l’œuvre d’une infirmière que d’un soldat, ou de tout autre personne en lien direct avec l’hôpital. On y voit deux joujoux se serrant l’un contre l’autre, symboles de ces combattants abîmés. Blessés tous deux, l’un arbore un énorme pansement sur une tête, tandis que l’autre, le bras en écharpe et la patte plâtrée, laisse échapper une larme. Émouvant autant par son sujet que par sa simplicité, il rappelle qu’en ce Noël 1914 marqué par la guerre, le premier d’une longue liste, la tristesse prend le pas sur la joie.
Nous sommes très loin des affiches et images de propagande largement diffusées par les autorités, exaltant le courage et l’enthousiasme de ces Poilus partis défendre la France. À travers ce dessin à la plume et ces jouets meurtris, c’est le monde de l’enfance qui est convoqué pour évoquer la souffrance des hommes.
On peut y voir aussi a contrario, une façon édulcorée de masquer la réalité. Celle des blessures affreuses, infligées par des armes créées pour causer toujours plus de dégâts et dont les combattants portent les stigmates. D’autant que c’est au début de la guerre que les pertes humaines sont les plus épouvantables. 27 000 soldats français sont tués la seule journée du 22 août 1914, date la plus meurtrière de toute l’histoire de l’armée française. Si l’on y comptabilise aussi les morts allemands, on obtient l’équivalent d’une ville comme Grasse dont la population serait éradiquée. Or, amputés et gueules cassées sont ici éludés par cette illustration au pathos savamment étudié.
L’horreur des combats, qui marque les soldats dans leur chair comme dans leur esprit, peut expliquer l’hyperviolence qui caractérise dix-huit ans plus tard le conflit qui embrase à nouveau l’Europe. La Grande Guerre a fabriqué des monstres. Mais en ce jour de Noël 1914, ce sont des « enfants » que l’on veut réconforter.
Menu de Noël de l’hôpital temporaire de menton, 25 décembre 1914. Arch. dép. Alpes-Maritimes, 1 J 960, auteur du dessin inconnu, fonds Céleste Castellino.