Document du mois

Un témoignage du notariat en action : le brouillard de Me Martin Sforciolis, notaire à Nice (1518-1527, 3 E 14 4)

Arch. dép. Alpes-Maritimes, 3 E 14 4, Plan en coupe du brouilllard ou bastardellum du notaire Me Martin Sforciolis (1518-1527).

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Nature et caractéristiques du document

Il s’agit de brouillards, désignés en latin par le terme vade-mecum, ou comme c’est ici le cas bastardellum, c’est-à-dire des notes rédigées préalables à l’établissement d’un acte notarié authentique en bonne et due forme. Le notaire écrit d’abord très rapidement les clauses de l’acte au moment de sa passation, pour ensuite en rédiger une version propre, accompagnée des formules en vigueur. Cette version définitive de l’acte est ensuite retranscrite, dans les pratiques du notariat provençal, sous la forme de brève dans un cartulaire ou un protocole.

Pour le cas du notaire Martin Sforciolis, les actes sont directement transcrits à l’état d’étendues, comprenant gloses et formules, sans abréviation, comme le montre l’extensoire produit à la même période (conservé sous la cote 3 E 14 5). Contrairement à la minute, la brève ou l’étendue, le brouillard n’a aucune valeur probatoire.

La plupart des brouillards ont été perdus et sont rarement considérés par les historiens. En effet ils apparaissent sous la forme de notes sur papier ou de cahiers disséminés, souvent difficilement lisible, révélant une écriture rapide et de nombreuses corrections.

La particularité du présent document est de se manifester sous la forme d’un carnet de notes aisément transportable, pouvant facilement être attaché à la ceinture.

Le notaire en action

Ce document délivre un témoignage précieux sur les pratiques des notaires sur le territoire niçois au XVIe siècle : en effet, un tel cahier reflète l’aspect itinérant de la profession de notaire. Dans son article « Unité ou diversité de la pratique notariale dans les pays de droit écrit », Yves Dossat précise que les notaires peuvent être pris de court par des personnes désireuses de confirmer une transaction. Il est donc essentiel que le notaire ait toujours le matériel nécessaire à la passation d’acte à sa disposition.

Les brouillards permettent de comprendre l’élaboration d’un acte notarié et la vie juridique d’un territoire à une période donnée. Les formules sont souvent biffées pour être corrigées. Lorsqu’un acte est entièrement raturé, cela signifie généralement qu’une reconnaissance de dette a été soldée.

La présence d’un tel brouillard dans le fonds d’un notaire montre que celui-ci passait parfois ses actes en deux temps : après avoir saisi les actes au brouillon lors d’une journée itinérante, le notaire les retranscrivait sous forme de brèves dans un protocole.

Une pratique risquée

La rédaction d’actes au brouillon destinés à être retranscrit a posteriori est risquée et contrevient à la notion d’authenticité d’un acte. En effet, des éléments peuvent être ajoutés ou enlevés lors de la rédaction de l’acte. Par ailleurs, le brouillon peut être perdu avant sa rédaction définitive de l’acte. Il peut aussi arriver que le notaire perçoive sa rétribution au moment de la passation de l’acte et ne le transcrive pas. La relation de confiance primordiale qui lie le notaire à ses clients peut donc se trouver altérée.

Des mesures sont prises pour éviter ces dérives et risques dans la pratique : en 1259, les statuts de Charles Ier, comte de Provence, prescrivent l’insertion d’un acte au cartulaire dans le délai de trois jours, qui existait préalablement, et imposent la réception du salaire au moment de la transcription sur le cartulaire, proscrivant toute rémunération pour une note de brouillard. En 1344, les statuts de la ville de Tarascon enjoignent aux notaires de ne pas recevoir d’actes s’ils n’ont pas de possibilité de l’écrire séance tenante, et de recevoir sur le champ la moitié de leur rétribution lors de la rédaction d’un acte.

Ces mesures ne provoquent cependant pas la disparition totale des brouillards, comme c’est le cas de ce document daté du XVIe siècle.

Diversité des pratiques notariales

La fréquence de rédaction des brouillards témoigne des différentes pratiques régionales du notariat dans les pays de droit romain : ils sont monnaie courante en Provence, ce qui reflète une priorité donnée au caractère précis et lisible de l’acte notarié. En effet, les actes provençaux sont généralement remarquables par leur aspect soigné.

Cette pratique contraste avec des régions où le souci d’authenticité prime sur la lisibilité de l’acte : la minute traduisant la volonté des contractants et devant être écrite séance tenante. Cela est notamment le cas dans le Quercy et le Toulousain, où les actes présentent souvent une écriture cursive difficilement lisible et un aspect moins soigné. Dans ces régions l’acte ne pouvait être écrit que directement devant témoins.

L’existence d’un tel document témoigne d’une continuité des pratiques provençales sur le territoire niçois au XVIe siècle : certains notaires y retranscrivaient encore leurs actes au propre après le passage devant témoins. Alors que la présence de brouillard n’est pas attestée en Provence orientale pour la période d’émergence du notariat, le document en question montre qu’au XVIe siècle, sur le territoire niçois, certains notaires font encore passer leurs actes en deux temps.

Lexique

Brèves (ou protocoles, ou notules) : versions abrégées des actes réalisées en présence des parties et rédigées par le notaire qui s’est déplacé. Les brèves ne contiennent pas de formules, ou à défaut celles-ci sont abrégées.

Brouillard :  Premier jet brouillon d’un acte destiné à être retranscrit. Il est le plus souvent raturé.

Cartulaire : Recueil d’actes concernant une personne ou une institution, transcrits pour elle d’après des textes authentiques.

Etendues (ou extensoire, ou ordonnées) : Versions définitives des actes, rédigées dans un second temps par le notaire à partir des brèves. Ces actes sont complets et comprennent toutes les clauses et formules, sans abréviation, faites pour faciliter la délivrance de copies aux parties concernées. Ils sont inscrits dans l’ordre de leur retranscription, non par ordre chronologique, créant ainsi des décalages qui peuvent atteindre plusieurs années en fonction des demandes de copies. Il est courant qu’un même notaire tienne simultanément plusieurs registres d’étendues qui s’étendent ainsi sur 20 ou 30 ans.

Bibliographie

Archives départementales de l’Aude. Du brouillon à la minute : les actes notariés [en ligne]. 12 avril 2021 [consulté le 15 janvier 2025]. https://archivesdepartementales.aude.fr/actualites/du-brouillon-la-minute-les-actes-notaries

AUBENAS, Roger. Etude sur le notariat provençal au Moyen Âge et sous l'Ancien Régime. Aix-en-Provence : Editions du Feu, 1931. 274 p. Cote BB M 4/453

DOSSAT, Yves. Unité ou diversité de la pratique notariale dans les pays de droit écrit. Annales du Midi : revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, 1956, tome 68, n° 34-35, p. 175-183. DOI : https://doi.org/10.3406/anami.1956.6104

LATOUCHE, Robert. « Le notariat dans le comté de Nice pendant le Moyen Âge ». Le Moyen Âge, Revue d’histoire et de philologie [en ligne]. 1927, 2e Série, Tome 28. Paris : Honoré Champion [consulté le 15 janvier 2025], p. 129-169. Disponible sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1164192/f134.item

STOUFF, Louis. « Notaires et registres de notaires en Provence et à Arles XIIIe-XVe siècles » dans CAROZZI, Claude, TAVIANI-CAROZZI, Huguette éd. Le médiéviste devant ses sources. Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence, 2004.  p. 249-269. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pup.6544

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